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Les Conflits de Juridictions en Droit International Privé (DIP)

Le Droit International Privé est la discipline juridique qui régit le statut et les relations des personnes privées dans une perspective international
Auteur : LOMBI MUFURI Franklin, doctorant en droit public et sciences politiques

Introduction Générale : L'Enjeu de la Compétence Juridictionnelle dans un Monde Globalisé

Le Droit International Privé (DIP) est la discipline juridique qui régit le statut et les relations des personnes privées dans une perspective internationale. Face à une situation présentant un élément d'extranéité (par exemple, un contrat entre un Français et un Allemand), le DIP doit résoudre deux questions fondamentales : celle du conflit de lois (quelle loi substantielle appliquer ?) et celle du conflit de juridictions (quel tribunal est compétent pour statuer ?).

Si la question de la loi applicable s'inscrit dans une longue histoire doctrinale marquée par la méthode bilatérale de Savigny et les critiques de l'unilatéralisme, la détermination de la compétence juridictionnelle obéit à des règles propres. Selon le droit français, le juge saisi doit apprécier sa propre compétence en fonction de la lex fori (la loi du for).

Historiquement, le système français s'est appuyé sur des règles nationalistes fondées sur la nationalité, avant d'évoluer vers un système de droit commun basé sur l'extension des règles internes. Aujourd'hui, la complexité des échanges internationaux exige non seulement la détermination de la compétence, mais aussi l'organisation de la coordination entre les tribunaux d'États différents, notamment dans le cadre de l'Union européenne.

Ce cours se propose d'analyser les mécanismes par lesquels le juge français affirme sa compétence ou s'articule avec les juridictions étrangères, en distinguant les règles nationales du cadre supranational.

Partie I. Le Cadre Général de la Compétence Juridictionnelle des Tribunaux Français (DIP de Source Nationale)


Le droit international privé français a développé des règles pour fonder la compétence de ses tribunaux, en s'appuyant sur des privilèges historiques et l'adaptation des règles de procédure interne.

I. Les Fondements Traditionnels et Résiduels : Les Privilèges de Juridiction (Art. 14 et 15 du Code Civil)

Les articles 14 et 15 du Code civil instaurent des privilèges de juridiction pour les nationaux français et reflètent une tendance nationaliste du DIP. Bien qu'ils aient eu autrefois une importance considérable, leur utilité est aujourd'hui considérée comme résiduelle, car on y a recours seulement si aucune règle des articles 42 du Code de Procédure Civile ne permet de désigner un tribunal.

1. Les Conditions d'Application des Articles 14 et 15 du Code Civil


A. Le Critère de la Nationalité Française 

Les articles 14 et 15 du Code civil s'appliquent dès lors qu'une des parties au litige est française.

◦ Article 14 du Code civil (Demandeur Français) : Donne compétence aux tribunaux français lorsque le demandeur est français.

◦ Article 15 du Code civil (Défendeur Français) : Donne compétence aux tribunaux français lorsqu'un Français est défendeur, y compris pour des obligations contractées à l'étranger, même avec un étranger. La jurisprudence interprète cet article comme imposant la seule compétence des juridictions françaises lorsque le défendeur est français.

B. À noter : 


La nationalité (physique ou morale) s'apprécie au moment de l'introduction de l'instance. En cas de cession de droits (comme en matière successorale), c'est la nationalité du cessionnaire ou de l'héritier qui importe.

C. Le Champ d’Application Matériel 

La jurisprudence interprète de manière large le champ d'application des articles 14 et 15. Ils couvrent en principe toutes les obligations, qu'elles soient contractuelles (engagement librement assumé) ou délictuelles (créées par un fait, comme l'obligation alimentaire). Cette portée générale s'étend à toutes les matières (patrimoniales, extra-patrimoniales). Toutefois, il existe des exceptions notables :

◦ Les actions réelles immobilières.

◦ Les demandes en partage portant sur des immeubles.

◦ Les demandes relatives à des voies d'exécution pratiquées en France.

D. La Renonciation au Privilège 


Ces articles établissent un privilège de juridiction, auquel la partie française concernée peut renoncer.

II. L'Établissement de la Compétence de Droit Commun

Depuis l'arrêt Scheffel de 1962, la Cour de cassation a renversé le principe selon lequel l'extranéité des parties entraînait l'incompétence des juridictions françaises. Pour établir la compétence française dans une affaire internationale, le juge procède par l'extension des règles de compétence territoriale interne aux relations internationales.

1. L'Extension des Règles du Code de Procédure Civile


Les règles de compétence objectives du droit interne (articles 42 et suivants du Code de Procédure Civile) sont transposées au niveau international. Ces règles objectives, qui fondent la compétence sur des critères factuels (comme le lieu d'exécution du contrat ou le lieu du délit), sont bien connues des juges.
Le Critère du Rattachement 
L'élément de rattachement est l'élément d'un rapport juridique retenu par la règle de conflit (de lois ou de juridiction) pour désigner la loi applicable ou la juridiction compétente. Exemple de rattachement en matière de compétence juridictionnelle :
• Contrats : Le lieu d'exécution du contrat.
• Délits : Le lieu où le délit a été commis (lex loci delicti).
• Successions : Le lieu du dernier domicile du défunt pour les biens meubles, et le lieu de situation du bien pour les immeubles.

2. L'Intervention de la Juridiction Française en l'Absence d'Autre Juge Compétent


La jurisprudence a consacré des règles de compétence spécifiques à l'ordre international, dont la plus notable est l'intervention pour éviter un déni de justice.

A. Les Conditions du Déni de Justice 

Cette compétence n'est reconnue que si le demandeur prouve qu'aucune autre juridiction ne peut être saisie, pour des raisons de droit (ex. aucun tribunal étranger ne se reconnaît compétent) ou de fait (ex. le pays compétent est en guerre civile).

III. Les Facteurs d'Aménagement de la Compétence

La compétence peut être modifiée par la volonté des parties ou remise en cause par l'existence d'une fraude.

1. La Prorogation de Compétence (Clauses Attributives)


Contrairement au droit interne (où l'article 48 du Code de Procédure Civile les interdit en principe sauf entre commerçants), les clauses attributives de compétence sont généralement considérées comme licites dans l'ordre international. Elles permettent aux parties de choisir le tribunal compétent, même étranger, renforçant ainsi la prévisibilité et la sécurité juridique.

Les clauses attributives sont cependant illicites si elles font échec à une compétence territoriale impérative d'une juridiction française, par exemple celles touchant à l'état des personnes ou protégeant une partie faible.

2. La Fraude à la Compétence


La fraude internationale à la loi se produit lorsqu'un individu modifie artificiellement un élément de rattachement (nationalité, domicile, localisation d'un bien) dans le but d'échapper à l'application de la loi normalement compétente ou d'éviter le juge normalement compétent.

Le concept de fraude à la compétence internationale des tribunaux vise la modification intentionnelle (élément subjectif) de la compétence normale pour soumettre le litige à un autre juge.

Exemple : Dans l'affaire Weiller (1951), des époux français ont été jugés avoir commis une fraude au DIP français en saisissant un tribunal américain (Nevada) notoirement incompétent, dans le seul but d'obtenir un divorce rapide non permis par le droit français de l'époque.

Partie II. Le Règlement des Conflits de Juridictions dans les Espaces Harmonises et la Reconnaissance des Jugements Étrangers

L'augmentation des échanges internationaux nécessite des mécanismes de coordination entre les tribunaux de différents États.

I. Le Cadre Européen : Le Règlement Bruxelles I


Les institutions européennes ont cherché à unifier les règles de compétence et à assurer la libre circulation des décisions, notamment à travers le Règlement communautaire N° 44-2001 (dit Règlement Bruxelles I), qui a remplacé la Convention de Bruxelles de 1968.

1. Le Champ d'Application et le Principe de Compétence

Le Règlement N° 44-2001 s'applique en matière civile et commerciale. Son objectif est d'unifier les solutions pour garantir la libre circulation des biens, services et personnes au sein de l'Union.

A. Le Domicile du Défendeur (Règle de Principe) 


La notion pivot du règlement est le domicile du défendeur. En vertu de l'article 2, toute personne domiciliée sur le territoire d’un État membre est attraite, quelle que soit sa nationalité, devant les juridictions de cet État membre. Ce principe exclut la nationalité comme facteur de compétence.

B. Le Défendeur Domicilié dans un État Tiers 

Si le défendeur n'est pas domicilié dans un État membre, la compétence est réglée par la loi de l'État membre saisi (article 4). L'article 4-2 permet à tout demandeur domicilié dans un État membre (quelle que soit sa nationalité) d'invoquer toutes les règles de compétence de cet État contre le défendeur tiers, garantissant une égalité de traitement fondée sur la qualité d'opérateur économique plutôt que la nationalité.

2. Les Compétences Spéciales


L'article 5 du Règlement N° 44-2001 prévoit des exceptions au principe du domicile du défendeur. Ces exceptions obligent le défendeur à se déplacer devant une juridiction autre que celle de son domicile.

A. En Matière Contractuelle (Art. 5-1°) 

La compétence est donnée au tribunal du lieu d'exécution de l'obligation litigieuse. La CJCE a défini la matière contractuelle comme une notion autonome (ne dépendant pas des droits internes) impliquant un engagement librement assumé par une partie envers une autre. Pour les contrats de vente et de fourniture de services, une règle spécifique (Art. 5-1° b) cherche à simplifier la détermination du lieu d'exécution, bien que cette disposition ait été source de problèmes d'interprétation.

B. En Matière Délictuelle ou Quasi-Délictuelle (Art. 5-3°) 


Le demandeur a une option pour saisir les tribunaux du lieu où le fait dommageable s'est produit ou risque de se produire. Le juge doit distinguer clairement la matière délictuelle (qui est résiduelle) de la matière contractuelle. Dans le cas de délits complexes (comme la diffamation par voie de presse), la victime peut saisir le tribunal du lieu du fait générateur (édition) ou ceux du lieu de survenance du préjudice.

II. La Coordination des Juridictions et la Reconnaissance des Jugements Étrangers

Les règles de compétence internationale doivent être complétées par des mécanismes permettant de gérer la concurrence entre juridictions et d'assurer l'efficacité des décisions rendues.

1. La Gestion de la Concurrence : Litispendance et Connexité

La doctrine et la jurisprudence françaises ont consacré la possibilité de soulever l'exception de litispendance devant le juge français lorsque l'affaire est déjà pendante devant un tribunal étranger également compétent.

En ce qui concerne l'autorité de la chose jugée, celle-ci n'existe que lorsqu'il y a une identité des parties, une identité de cause et une identité d'objet.

2. L'Efficacité des Jugements Étrangers (Exequatur)


La reconnaissance et l'exécution en France des jugements étrangers (l'exequatur) sont soumises à des régimes différents selon leur origine.

A. Le Régime Européen (Règlement Bruxelles I) 

Dans le champ d'application du Règlement N° 44-2001, la libre circulation des jugements est assurée, et le contrôle des décisions étrangères est allégé (principe de confiance mutuelle). La reconnaissance est quasi automatique, mais l'exécution nécessite une procédure simplifiée en deux phases : une phase sur requête devant le Président du TGI pour l'exequatur, suivie d'un possible recours devant la Cour d'appel pour des motifs limités et énumérés (Art. 34 et 35 du Règlement N° 44-2001).

B. Le Droit Commun Français (Arrêt Munzer) 


En droit commun français, le système est d'origine essentiellement jurisprudentielle. L'arrêt fondamental Munzer (1964) a établi cinq vérifications que le juge français doit effectuer avant d'accorder l'exequatur. Parmi celles-ci, trois conditions essentielles se distinguent :

◦ La Compétence du Juge d'Origine : Le juge français doit vérifier que le juge étranger d'origine avait un rattachement caractérisé au litige, c'est-à-dire un lien suffisant avec le rapport de droit (domicile, résidence, situation du bien, etc.). Cette appréciation se fait au cas par cas.

◦ La Compétence de la Loi Appliquée : L'autorité française doit vérifier que le juge d'origine a appliqué la loi désignée par la règle de conflit française. Cette condition est controversée mais sert à lutter contre le forum shopping (choix d'une juridiction appliquant la loi la plus favorable).

◦ La Conformité à l'Ordre Public International (OPI) : La décision étrangère ne doit pas heurter les valeurs fondamentales défendues par l'ordre juridique français. L'OPI s'applique notamment en cas de violation des droits de la défense ou de l'impartialité du juge (ordre public procédural).

La Dissociation des Compétences 
Le DIP français repose sur l'admission de la dissociation entre la compétence juridictionnelle et la compétence législative. Cela signifie que le juge français peut être compétent (compétence juridictionnelle) et devoir appliquer une loi étrangère (compétence législative). Le DIP agit comme un répartiteur, ou une règle indirecte, qui aiguille le juge vers la loi applicable, qu'elle soit française ou étrangère.

Conclusion


Le règlement des conflits de juridictions en DIP, bien que souvent relégué au second plan derrière la résolution des conflits de lois, est une étape essentielle et préalable au procès international. Le droit français a évolué d'un système nationaliste fondé sur la primauté de la nationalité (Articles 14 et 15) vers un système d'extension des règles de compétence objectives, plus ancré dans la réalité factuelle du litige.

Dans le même temps, les développements communautaires, notamment via le Règlement Bruxelles I, ont consolidé la primauté du domicile du défendeur comme critère général de compétence en Europe et facilité la circulation des décisions, en imposant une confiance mutuelle et en limitant le contrôle des jugements étrangers. Ces mécanismes visent l'harmonisation des solutions.

En définitive, la détermination du juge compétent repose sur une combinaison complexe de règles nationales, de conventions internationales et de règlements européens, cherchant un équilibre délicat entre la défense de la souveraineté du for et l'impératif d'efficacité, de prévisibilité et d'harmonisation des solutions pour les parties engagées dans des relations internationales.
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